Adamantia Research Institute
On les disait en mutation il y a 10 ans, et aujourd’hui encore les marchés boursiers européens ne cessent de faire la une de l’actualité, en quête de la taille critique et des relais de croissance pour survivre face aux géants américains contre lesquels ils ne peuvent rivaliser. Chacun avec une stratégie propre, mais tous axés sur la recherche de croissance externe, à l'affût de la prochaine acquisition qui leur permettra d’assoir leur positionnement et d’accroitre leur part de marché.
Dernières cartes pour les marchés actions ?
Les groupes boursiers européens restent fragiles face à leurs homologues internationaux ICE, CME, CBOE aux États Unis, ou encore HKEX en Asie qui sont à l’affut de toutes les opportunités de rachat.
L’heure de gloire des marchés actions est révolue. La pression sur les prix de ce marché mature ne laisse pas d’autre choix que la consolidation autour d’un nombre limité d’acteurs (voir illustration 1). Les cibles potentielles – les derniers marchés indépendants – ont fait l’objet de luttes acharnées ces dernières années entre les principaux rivaux européens et américains. A l’instar de la bourse de Dublin et la bourse d’Oslo rachetées par Euronext en 2017 et 2019, ou encore la bourse de Madrid acquise par le groupe suisse SIX en 2020.
Dernier en date, la bourse de Milan qui s’apprête à rejoindre le modèle fédéral d’Euronext, conditionné à la réalisation d’un deal d’une toute autre nature entre le London Stock Exchange (‘LSE’) et un des leaders des données financières, Refinitiv.
Illustration 1 - Panorama des marchés boursiers Européens de 2000 à 2020
Il ne reste plus en Europe que quelques bourses indépendantes, très locales, notamment du côté des pays de l’Est, mais représentant un intérêt très limité. Avec 86% du marché actions européen contrôlé par les cinq plus grands acteurs – le groupe LSE, Euronext, la plateforme paneuropéenne CBOE Europe, Deutsche Börse et Nasdaq OMX (voir illustration 2), les perspectives de croissance s’amenuisent. Sauf à envisager un mariage entre rivaux, éventualité que le passé a écarté à 4 reprises avec les tentatives avortées entre Deutsche Börse et le LSE en 2000, 2005 et 2017 et entre Deutsche Börse et NYSE Euronext en 2012, notamment en raison de la crainte du régulateur européen que ces fusions réduisent la concurrence en créant de facto des situations de quasi-monopole.
Illustration 2 - Part de marché des opérateurs boursiers en Europe en 2020
Si une nouvelle initiative de fusion venait à se présenter entre acteurs européens – certains rêvent toujours d’un rapprochement Euronext / Deutsche Börse – la Commission européenne aurait cette fois tout intérêt à faciliter ce rapprochement. Car les groupes boursiers européens restent fragiles face à leurs homologues internationaux ICE, CME, CBOE aux États Unis, ou encore HKEX (Hong Kong Stock Exchange) en Asie qui sont à l’affut de toutes les opportunités de rachat. Un risque réel pour la souveraineté du marché Européen.
Le post marché et les données comme relais de croissance
La crise des subprimes de 2008 et les développements règlementaires qui ont suivi ont propulsé les services post marché et notamment la compensation des produits dérivés OTC sur le devant de la scène.
L’enjeu est ailleurs. Tout d’abord du côté des services post marché. La crise des subprimes de 2008 et les développements règlementaires qui ont suivi – Dodd Frank Act aux Etats Unis et EMIR en Europe – ont propulsé les services post marché et notamment la compensation des produits dérivés OTC sur le devant de la scène.
Les acteurs anglo-saxons se sont emparés de ce marché de plus de 600 trillions de dollars de notionnel, avec aux premiers rangs l’Intercontinental Exchange (ICE), incontournable sur le marché des Credit Default Swap (CDS), et le LSE avec sa filiale SwapClear qui compense à Londres 90% des dérivés de taux d’intérêt (IRS) dans le monde. Ne laissant que peu de place aux Européens, même sur leur territoire. La filiale Eurex Clearing de Deutsche Börse, qui tente de se positionner comme l’alternative européenne à SwapClear, revendique une part de marché de quelque 13% sur les swaps de taux libellés en euros.
Euronext se tourne également vers le post marché pour diversifier ses revenus. Historiquement concentré sur l’activité de trading avec une stratégie de croissance « horizontale » sur les marchés boursiers européens, la bourse paneuropéenne récupère en 2019 le dépositaire central norvégien VPS avec la bourse d’Oslo, et il rachète en 2020 le dépositaire central danois VP Securities en 2020, portant la part du post marché de 13% à 23% de ses revenus. Si l’acquisition de Borsa Italiana se concrétise en 2021, cette part atteindra 28% avec l’apport des activités de compensation (Cassa di Compensazione e Garanzia - CC&G) et de dépositaire (Monte Titoli) du groupe italien. Et potentiellement plus demain, Euronext ayant l’ambition de poursuivre sa percée sur ces activités post marché.
Autre relais de croissance, des plus lucratifs : le marché des données et des indices. Un marché en plein essor, notamment tiré par la gestion passive, la consommation croissante de données extra-financières, et par l’inflation réglementaire qui rendent ces données essentielles aux acteurs financiers. Un marché que les opérateurs boursiers tentent de reconquérir face aux géants Bloomberg, Reuters, MSCI et S&P Global.
Le LSE fait figure d’emblème en la matière en anticipant un virage vers le marché des données et des indices bien avant ses concurrents : dès 2011 la bourse de Londres prend le contrôle des indices FTSE puis ceux de Russell en 2014. Et aujourd’hui elle est en passe d’ajouter Refinitiv à son palmarès pour 27 milliards de dollars, le dossier étant en cours de validation par les autorités de la concurrence.
Les autres groupes boursiers ne sont pas en reste : ICE fait l’acquisition d’Interactive Data en 2015, Deutsche Börse prend une participation dans le fournisseur d’indices STOXX la même année, et le Nasdaq s’offre eVestment en 2017.
Les modèles économiques évoluent
En 2021 Le LSE pourrait voir la part de son activité de vente de données et indices grimper de 39% à 70% de son chiffre d’affaires, soit de loin sa principale source de revenu.
La course à la diversification des revenus bat son plein et les modèles économiques des opérateurs boursiers se transforment avec un point commun, la baisse relative du trading dans leurs revenus au profit des activités de post marché et de vente de données et indices.
La comparaison de la structure de chiffre d’affaires entre le LSE et Euronext (voir illustration 3) illustre bien les orientations très différentes, ou pour être précis, temporellement différentes des deux groupes.
En 2021, dans l’hypothèse de la réalisation des deals LSE-Refinitiv et Euronext-Borsa Italiana, un tiers des revenus d’Euronext serait encore issu de ses activités de trading (elles représentaient 46% il y a cinq ans), contre 4% seulement pour le LSE. Le post marché, fruit des efforts de diversification d’Euronext passerait de 13% en 2014 à 28% de ses revenus. Soit un modèle de revenus sensiblement similaire à celui du LSE en 2010.
Le LSE a depuis pris une autre route comme évoqué précédemment. En 2021 il pourrait voir la part de son activité de vente de données et indices grimper de 39% à 70% de son chiffre d’affaires, soit de loin sa principale source de revenu. Un changement fondamental de modèle pour un opérateur boursier historique.
Illustration 3 - Evolution du chiffre d'affaires LSE et Euronext par service
Le Brexit redistribuera-t-il les cartes ?
Du côté des marchés actions rien n’est moins sûr. Le Brexit ne bénéficiera pas aux opérateurs boursiers Européens. Les acteurs historiques continueront à couvrir leurs marchés respectifs et les MTFs, jusqu’alors principalement londoniens, devraient conserver les 25% de part de marché qu’ils ont réussi à capter sur ces derniers. Cela grâce à leurs implantations européennes toutes fraichement installées pour répondre à la contrainte réglementaire de la « share trading obligation[1] » découlant de la directive européenne et du règlement Marchés d’instruments financiers (MiFID 2 et MiFIR). Au bénéfice d’Amsterdam, qui voit s’installer les branches européennes des principaux MTFs CBOE Europe et Turquoise, et de Paris (Aquis Exchange), et au détriment de Londres qui perd dès les premiers jours de Janvier 2021 la quasi-totalité de ses volumes de trading sur les actions Européennes.
La question reste en revanche ouverte sur le trading et la compensation des dérivés, que les pouvoirs politiques européens aimeraient bien voir relocalisés sur le continent. La « derivatives trading obligation[2] » introduite par la directive MiFID suggère le rapatriement du trading des dérivés libellés en euros sur le continent Européen. Et côté compensation, le régulateur Européen travaille sur l’encadrement réglementaire des chambres de compensation (CCP) de pays tiers dont les Britanniques font maintenant partie. Avec un régime d’équivalence[3] plus exigeant, notamment pour les CCPs d’importance systémique pour l’Europe, et la possibilité de leur imposer une relocalisation sur le continent.
Mais le marché n’est pas prêt. La place londonienne reste aujourd’hui en situation de quasi-monopole et le régulateur a été pris de cours par le Brexit. Il a dû concéder une extension de l’équivalence temporaire de 18 mois supplémentaires pour les CCP britanniques afin de préserver le bon fonctionnement des marchés dérivés. Un statu quo pour un temps encore donc, faute d’alternative immédiatement actionnable en Europe.
A terme, les grands gagnants pourraient être d’une part Eurex Clearing du groupe Deutsche Börse, aujourd’hui seul acteur européen à proposer un service de compensation des dérivés de taux, ou LCH SA en France, qui compense déjà les dérivés de crédits (CDS) via sa filiale CDSClear et qui pourrait profiter de l’infrastructure de son cousin britannique SwapClear pour développer une offre sur les dérivés de taux libellés en euro.
Mais le temps presse. Si les désaccords autour du Brexit ne se détendent pas très rapidement, le cadre réglementaire trop contraignant entre l’Europe et la Grande Bretagne risque de détourner la liquidité outre atlantique… au détriment à la fois de Londres et de l’Europe.
La lourde tâche du régulateur
La structure et les modèles des marchés européens évoluent très vite, les opérateurs de marché n’ont d’autre choix que de se réinventer pour rester dans la course. Un défi pour le régulateur européen qui doit favoriser l’efficience des marchés dans l’intérêt des investisseurs, tout en appréhendant les risques et impacts de ces mouvements de concentration (risques sur la libre concurrence et sur les prix, risques systémiques) et en préservant sa souveraineté sur son marché. Des choix et des concessions devront inévitablement être faits pour assurer l’avenir du marché européen.
Antoine Pertriaux | Adamantia Research Institute
[1] La « share trading obligation (STO) » impose aux acteurs européens de traiter les actions européennes sur les marchés européens ou sur les marchés ayant reçu l’équivalence européenne, excluant de fait la possibilité d’utiliser les plateformes londoniennes. [2] Dans le même esprit que la « share trading obligation », la « derivatives trading obligation (DTO) » impose aux acteurs européens de traiter les dérivés éligibles à la compensation sur les marchés européens ou sur les marchés ayant reçu l’équivalence européenne. [3] Le régime d’équivalence permet d’agréer une infrastructure de marché non Européenne qui respecte des standards locaux (gouvernance, gestion des risques, réglementation…) jugés équivalents au régime applicable en Europe.
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